29 | 08
2014

Le métier du livre fait incontestablement appel à quantité de métiers transverses qui n’incombent pas aux seuls auteurs, éditeurs, libraires… (et j’en passe). Les secteurs d’activité qui utilisent le livre à des fins thérapeutiques sont nombreux, et l’orthophonie est l’un d’eux.

C’est à l’occasion du dernier VendrediSouris de La Souris Qui Raconte que j’ai eu l’occasion d’échanger avec Pascale qui, ayant été tirée au sort après avoir répondu correctement aux trois questions, m’a fait part de son métier, et de l’usage des livres (papier et numériques) dans l’exercice de ses séances d’orthophoniste. M’est alors venu l’idée de donner la parole à cette professionnelle afin de mieux comprendre l’utilisation faite des livres et de la lecture dans son cabinet. C’est tout simplement qu’elle a accepté de répondre à mes questions et je la remercie vivement ici.

Bonjour Pascale, et merci encore de nous permettre d’appréhender un peu mieux votre métier et l’importance du livre et de la lecture dans vos séances. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre métier d’orthophoniste (ortho : « correct » et phonè « voix ») :

L’orthophonie occupe un espace très vaste dans la prise en charge des troubles de la communication. Cela va du petit trouble d’articulation aux difficultés majeures que peuvent éprouver des personnes pour bien se faire comprendre après un accident ou lors d’une maladie.

Qui consulte et à quel moment ?

Nos patients ont quelques jours (certains enfants en souffrance à la naissance doivent être aidés dans leurs découvertes sensorielles), quelques années (trouble de l’articulation, de la parole) ou sont très âgés (une maladie peut entraîner des difficultés de mémoire ou faire perdre l’usage des mots). Nous suivons bien sûr beaucoup d’écoliers ou de collégiens présentant des difficultés d’apprentissage en mathématique ou en français liées à des problèmes d’attention, ou des problèmes « dys » (dyslexie, dyspraxie, dysphasie…) et des enfants ou adultes présentant des troubles autistiques ou une déficience intellectuelle, ainsi que ceux atteints de surdité.
S’ajoutent encore les troubles de la voix, de la déglutition (bien avaler n’est pas forcément automatique et peut aussi se perdre).
A tous les âges, vivre c’est communiquer disait un de nos slogans, c’est toujours vrai ! Dès qu’il y a une plainte ou également de plus en plus souvent en prévention, un bilan complet peut être effectué, intégrant patient et famille, et déboucher parfois sur une série de séances. La prise en charge peut être très longue et aura comme point central le patient et ses particularités. Il n’y a donc pas de prise en charge type, ni de programme de rééducation tout prêt, mais des techniques diverses, souvent précises et très libres à la fois. Tout l’intérêt de l’orthophonie réside dans cette extrême faculté d’adaptation. Chaque patient nous permet de nouvelles découvertes et enrichit notre pratique. C’est un échange. Enquêteurs et explorateurs, nous faisons feu de tout bois dans nos séances, nos outils sont multiples : jeux, images, livres, logiciels, tablettes… ou un simple crayon avec une feuille, une boule de coton, une comptine.

Quels rôles jouent les livres dans vos thérapies, lesquels privilégiez-vous et comment les utilisez-vous ?

Les livres jouent un rôle central dans nos séances.
Le livre des bruitsLes plus jeunes découvrent des bruits, des objets connus ou non, associent les sons, les mots à des images grâce à des livres cartonnés, faciles à manipuler, solides. Souvent, ce sont des imagiers (Le livre des bruits de Soledad Bravi).
Puis il y a les livres surprises, qui se déplient (Histoire à ruminer de l’Atelier du poisson soluble), qui se retournent (les géniaux d’Hervé Tullet !) et ceux qui fourmillent de détails à explorer.  Histoires à ruminer
Tous s’accompagnent de mots, de dialogues, de rires !
Certains livres n’ont pas de texte, mais contiennent plein de mots, les nôtres ! Nous les racontons, et nous voilà dans l’échange.
D’autres ont des mots écrits mais quelques-uns sont remplacés par des images, alors on complète, on lit à deux, un lit les mots, l’autre les dessins et hop, nous voilà dans la lecture.
Il y a des livres avec des bizarres mots, des mots fous ou tordus  et après le rire, nous cherchons ce qui pourrait aller.  Ou bien nous aussi, on tord les mots, on les découpe, on les recolle en liberté. Et notre cerveau devient flexible.
Voici aussi les « cadavres exquis » où vous composez (pas à l’infini mais presque !) des animaux extraordinaires, des noms savoureux avec des syllabes ou des phrases absurdes ou inédites. Cela va de 6 à 100 000 possibilités selon les livres (et plus avec Cent mille milliards de poèmes de Queneau). Et là, on met en évidence la liberté qu’offre le langage…
dans-le-jardin-des-reines-180x180Quelques histoires (Crazy canard, Dans le jardin des reines) sont remplies de rimes, elles chantent, on les écoute, et on travaille les sons.
Les recueils de poèmes (minuscules comme les « haikus » ou plus longs comme chez Claude Roy et des centaines d’autres !) et les « virelangues » (Dix dodus dindons) nous délient la langue mais aussi les joues, les lèvres et nous font plisser les yeux. Nos patients âgés les aiment beaucoup aussi. Et voilà pour l’articulation.
Un livre chez un orthophoniste c’est aussi grandiloquent, il se lit avec des gestes amples, des grimaces, une voix qui souligne une émotion, enfle ou murmure (grâce aux loups, aux monstres comme Le grand livre de tous les méchants dessiné par le génial Paul Lorky). Et on attise la curiosité, on suscite l’intérêt ou on apaise une anxiété et là, on communique !
Des livres nous transforment en héros, et hop, on choisit le chemin à suivre car lire c’est aussi choisir (comme dans L’ogresse).
Il était des foisD’autres encore nous offrent des points de vues différents (Il était des fois application inventive, ou pour les plus grands  les Exercices de style de Queneau, encore lui !), et c’est bien de comprendre l’autre…
Le grand roman, ce n’est pas souvent pour nos séances mais on le conseille, on le prête parfois. Et on en parle, surtout si l’orthophoniste ne l’a pas lu ! Ou l’a oublié 😉
— Tu me racontes ?
Il arrive aussi qu’un livre soit lu à plusieurs voix, à deux entre nous, mais aussi avec le papa ou la maman pour que le travail engagé se poursuive à la maison. C’est de la « guidance » parentale.
Un livre qui marche en séance est un livre qui passionne.
La technologie nous offre de nouvelles possibilités avec de surprenantes histoires sur les ordinateurs et maintenant les tablettes. Et la plus petite histoire prend une nouvelle dimension (sa police de caractères aussi d’ailleurs). Ma-petite-fabrique-a-histoires
Les animations donnent du sens au texte, soutiennent l’intérêt du lecteur et l’amènent à persévérer malgré les multiples obstacles que représentent les mots écrits pour certains.
Et nous pouvons créer ensuite un lien vers d’autres histoires, papier par exemple, et sourire de plaisir quand cela fonctionne.
Ou vers de l’écriture de textes comme Ma petite fabrique à histoires à la fois livre-papier et application et très vite livre-création.

A l’occasion de nos échanges suite à VendrediSouris, vous me parliez de l’application « Lil’Red » (que j’adore personnellement). Je rappelle que cette adaptation du petit chaperon rouge est dépourvue de texte, et n’utilise que les images pour les consignes, comment l’exploitez-vous ?

Lil'RedPas de mots ? Bien sûr que si, comme pour les livres sans texte : nos mots. Dans les bulles apparaissent des dessins, des pictogrammes. C’est du langage ! Très utilisé comme moyen de substitution pour la communication dans nombre de cas particuliers : quand les idées ne peuvent être exprimées par nos mots courants (ce que l’on appelle le verbal dans notre jargon) comme dans l’autisme, le handicap mental. Ou tout simplement quand ces mots tardent à venir comme dans la dysphasie.
On devine, on invente. C’est fou tout ce qui peut être dit dans une même bulle.

Il est souvent reproché aux éditeurs de ne pas suffisamment tenir compte des dysfonctionnements que vous évoquez dans l’élaboration de leurs livres et un récent article paru dans Actualitté, pointe du doigt le manque de moyens autour de la dyslexie. Qu’en pense l’orthophoniste ?

La lecture ce n’est pas que du déchiffrage, c’est avant tout du sens ! Malheureusement le déchiffrage est nécessaire pour accéder aux mots avant de les installer définitivement sur nos étagères cérébrales. Et là pour ces deux étapes, se posent parfois de gros obstacles comme dans la dyslexie. Alors une aide efficace, c’est avant tout la clarté, la netteté. Eviter les ambiguïtés, les yeux doivent respirer. Mais pas trop non plus, sinon on perd le fil. Tous les livres devraient être écrits ainsi, pour les dyslexiques, mais aussi pour l’attention fragile, les difficultés de repérage spatial, les yeux fatigués, la lumière déclinante, la presbytie… Les seuls cas autorisés aux fantaisies calligraphiques seraient alors les textes artistiques, poétiques, humoristiques…
Cela en laisse quelques-uns non ?
Alors une police dyslexie ?
Oui, elle est plutôt jolie. Mais pour TOUS !


2 Commentaires sur “Parole d'orthophoniste

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