« Une tortue grande comme ça ! » est désormais disponible en streaming et HTML5. C’est le 50e ouvrage publié aux éditions La Souris Qui Raconte. Le texte est signé Emilie Chazerand, à qui l’on devait déjà l’excellent « Il suffit parfois d’un cygne », et Jacinthe Chevalier en a réalisé les illustrations. C’est plus particulièrement vers elle que je me tourne pour connaître (peut-être) quelques secrets de fabrication.
Jacinthe, dans votre bio on peut lire que vous dessinez toujours des animaux avec un nombre de pattes impair. Vous vous êtes d’ailleurs posé la question à la lecture du texte d’Emilie de faire une tortue à cinq pattes et plus, alors qu’elle nous précise bien que sa tortue, prénommée Frida « avait quatre pattes vertes, une petite queue de limace, une tête rigolote et une belle carapace. » Alors, un toc ou une raison plus occulte ?
Oh là là ! Ça fait déjà pas mal d’années que je fais ça (principalement en version 3 pattes). Je trouvais ça drôle, au début, ensuite l’habitude s’est installée, puis après c’est devenu « mon style ». Visuellement je trouve ça mieux (excuse-moi « Dame Nature »). De mon point de vue 3 c’est parfait comme image. Ça fait plus « carré », plus « logo », plus schématisé. Après, je suis restée avec cette idée de l’impair même quand les animaux s’allongent.
La chenille aura 11 pattes et non 10, même si au final ça ne change pas grand chose rendu à ce point. Des fois, par contre, j’oublie. J’ai des livres avec des illustrations d’animaux avec 10 pattes. C’est une erreur, je vous assure ! Quand les enfants travaillent à partir de mes illustrations, c’est rigolo de voir combien tout est fidèlement reproduit SAUF, souvent-très-souvent, le nombre de pattes qui est de 4, presque toujours. On m’a aussi contrainte à faire des personnages avec 2 jambes lorsque j’en faisais 3, même si ça ne changeait rien au texte. Je trouve cela dommage et rigide.
J’ai appris, au cours de l’élaboration de votre création, que vous travailliez toutes vos images en même temps, pouvez-vous nous en expliquer les raisons, et comment vous vous y prenez.
J’ai besoin de surprises tout au long du processus je pense. Déjà, le travail avec un client à qui je dois présenter des croquis au début du projet (c’est normal) me donne souvent la sensation de m’enlever un très grand plaisir. Je n’aime pas avoir une idée précise d’où je m’en vais, ou trop savoir à quoi le projet fini ressemblera. Pour certains, même si je pense que ça génère aussi pas mal de frustrations, ça les rassure de savoir. Pas moi. J’aime m’amener ailleurs à mesure que j’avance. Je trouve ça beaucoup plus facile de travailler « par couche ». Commencer, par exemple, avec une couleur jaune que j’aime à ce moment précis. Je la mets partout où elle est nécessaire et ensuite je passe à autre chose, que j’ajoute où il est possible sur chaque illustration. Tranquillement toutes les images se construisent mais je ne sais toujours pas quelle sera la prochaine étape. J’adore ça ! Au fond, je travaille l’ensemble comme si je faisais un tableau. Couche après couche et un jour : PAF ! c’est fini ! Je suis toujours surprise quand je m’aperçois que je termine. Je ne le vois pas venir. Je trouve que c’est aussi une bonne technique pour avoir une uniformité dans les illustrations. En travaillant différemment, j’aurais du mal à garder la même constance de la première à la dernière image.
C’est la première fois que vous participez à la création d’un ouvrage numérique. Comment l’avez-vous appréhendé ?
Oui c’est la toute première fois. En plus, je ne suis pas très bien équipée côté machine du XXIe siècle alors je n’ai pas souvent vu ces œuvres-là. Je suis encore très « papier » pour les livres. J’aime l’objet. Je présente mes excuses à tous les arbres de la terre, soit-dit en passant ! En même temps, c’est quelque chose qui m’intrigue car je vois le potentiel du numérique. Mon meilleur ami fait des jeux vidéos et ça me fascine beaucoup les possibilités d’animations et d’interactions que permettent l’écran ! Ça me donne toujours plein d’idées lorsque nous échangeons lui et moi. Connaître et imaginer « les possibles ». J’adore aussi, depuis des années, les gifs animés sur internet. Les mouvements en « loop » qui recommencent à l’infini. Quand j’écris des histoires je vois souvent mon histoire en petites animations de ce genre. Bref, pour moi c’était vraiment un défi le fun de faire ce projet et ça ne me faisait pas (assez) peur.
Voulez-vous dire que cela s’est avéré plus complexe comme création que celles auxquelles vous êtes habituée ?
Oui ! Au départ j’étais vraiment confiante ; je me disais « facile-bébé-fafa ». Je sais comment ça marche l’animation et le découpage. J’en ai fait au cégep (collège d’enseignement général et professionnel) et à l’université dans mes cours d’arts. Or là, au lieu de seulement faire une image fixe, il faut penser à plusieurs éléments qui bougeraient aussi. Il ne faut pas que ce soit trop pareil non plus d’une image à l’autre. Il faut aussi que ça soit facilement animable. Une fois à la table à dessin, j’ai trouvé ça bien plus compliqué de trouver toutes mes idées. Puis, pour arriver au projet final, c’était beaucoup plus d’étapes que je n’avais imaginé. Ça reste simple mais ça prend pas mal de temps de bien penser comment séparer les « morceaux » qui bougent. Il faut aussi que la personne qui anime comprenne. Ce n’est pas juste mes fichiers à moi (qui sont souvent n’importe comment, avec des noms niaiseux). Au final c’est bien plus de temps que de faire une illustration statique. J’ai été surprise du temps supplémentaire qu’il m’a fallu. Et il s’additionne vite !
Votre plus belle surprise à la découverte du BAT numérique ?
C’est toujours une grande grande grande surprise de voir ses dessins prendre vie. Il y a quelque chose de magique là-dedans et de curieux. Ça me fait presque peur. Je savais ce qui allait bouger mais je ne savais pas que les parties pouvaient bouger de cette façon. C’est au-delà de ce à quoi je m’attendais. J’ai aussi bien rigolé ! J’ai redécouvert l’histoire.
Avez-vous un regret ?
Je ne crois pas. Quand un projet est fini, habituellement, c’est FINI et je n’aime pas y revenir alors je ne me dis pas « je referais ci ou ça ». Illustrer des histoires, c’est un long travail et j’aime bien passer vite à autre chose. C’est un défi pour moi de travailler longtemps sur le même ouvrage. Vraiment.
Et un désir ?
J’aimerais vraiment refaire des images à animées. Des histoires pour enfants, pour des jeux ou des applications. Mais c’est sûr que ce que j’aime le plus au monde entier, c’est de construire des images sans avoir de plan précis. À partir d’une tache, d’une couleur, d’un trait, etc. Et voir où ça m’amène. C’est vraiment ça qui me fait « tripper bin raide* ». Tout comme mon processus créateur : j’ai aucune idée de là où je vais. Mais j’y vais !
* le kif absolu (NdT), je rappelle que Jacinthe vit dans sa grotte à Montréal !