Bonjour Michèle, et merci encore de répondre si aimablement à mes questions, et ainsi venir enrichir ma rubrique « Parole d’Expert ».

Avec une rentrée des classes imminente, un sujet sur les pratiques pédagogiques dans le premier degré me semblait pertinent. En préparant mes questions, la première recherche tapée dans Google portant sur votre nom, m’a impressionnée. Plus de 15 pages d’affilée vous sont consacrées, rien qu’à vous (j’ai abdiqué à 16) ! N’est pas Inspectrice de l’Education Nationale conseillère TICE qui veut, et votre CV le prouve ! Votre éclairage sur le numérique en classe ne pourra donc qu’être « sensationnellement » enrichissant !

Pour commencer, pouvez-vous nous préciser en quoi consistent le développement et l’accompagnement des projets innovants et les expérimentations intégrant les Tice au primaire.

Les transformations induites par le numérique ne sont pas principalement d’ordre matériel mais bien d’ordre pédagogique. Le référentiel de compétences des enseignants de Juillet 2013, précise que ces derniers doivent tirer le meilleur parti des outils, des ressources et des usages du numérique, en particulier pour permettre l’individualisation des apprentissages et développer les apprentissages collaboratifs. Ils doivent aider les élèves à s’approprier les outils et les usages numériques de manière critique et créative. La conception pédagogique avec le numérique (learning design) s’est développée comme un moyen d’aider les enseignants à faire des choix éclairés en termes de création de situation d’apprentissage qui sont pédagogiquement efficaces et utilisent intelligemment le numérique.

Pour Grainne Conole, chercheuse à l’open Université et à l’université de Leicester, la conception de l’apprentissage est essentielle. Elle englobe à la fois le processus de conception de l’expérience d’apprentissage et de son produit, c’est-à-dire du résultat ou de l’artefact du processus de conception dans un contexte d’usage en classe. Il est important de pouvoir partager les pratiques des enseignants autour du numérique. Comme nous l’indique cette chercheuse, il est crucial de pouvoir représenter visuellement la conception de l’apprentissage, pour rendre le design explicite et partageable [1]. Lors de la semaine 5 du MOOC REL 2014, un focus sur sa démarche a été proposé et nous montre l’importance des moments d’entretien, les regards croisés sur une situation d’apprentissage avec le numérique dans un contexte donné [2].

Accompagnement et innovation autour du numérique

Les cadres jouent un rôle essentiel pour développer une stratégie d’impulsion, d’accompagnement et d’évaluation des pratiques pédagogiques intégrant le numérique. Les espaces de partage et la mutualisation des pratiques facilitent les échanges de pratiques. Il est important de pouvoir les capitaliser dans des contextes donnés. L’accompagnement des démarches innovantes ou expérimentations, le partage des savoirs d’expérience sont indispensables. Comme l’a précisé L. Schweitzer lors du colloque CPU à Strasbourg, le 29 Mai 2015, « Il y a un enjeu à diffuser les expérimentations réussies ».

Pour ce faire, il est important de renforcer les missions des corps d’inspection afin de les conduire vers l’accompagnement d’équipes, la construction de compétences individuelles et collectives et la valorisation des compétences à faire réussir tous les élèves via le numérique. Le développement d’espaces de travail collectif, de co-intervention, les parcours hybrides, les activités collectives autour de la FOAD (formation ouverte et/ou à distance), les entretiens d’inspection, l’accompagnement et le suivi des projets numériques sont cruciaux pour accroître la réflexivité des enseignants autour des pratiques avec le numérique. Comme le précise Jean-Marc Monteil dans la dépêche AEF du 10 Juillet 2015, avec le numérique, l’enjeu est de penser des « contextes variés d’apprentissage ». « L’idée du socle commun de culture générale de tous les élèves, les enseignants, les citoyens est d’autant plus important qu’il est indispensable de se familiariser avec et de s’approprier la place du numérique dans le couple enseigner/apprendre ».

Des praticiens réflexifs

ll est important de pouvoir développer les compétences de l’enseignant comme « praticien réflexif » capable d’analyser sa pratique autour des usages du numérique, de résoudre des problèmes liés au design pédagogique, aux situations d’apprentissage à mettre en place au quotidien. Le « praticien réflexif » procède à des retours intellectuels sur son expérience, en cours d’action ou après celle-ci, en tâchant d’adopter une posture distante et critique qui lui permette de s’améliorer. L’institution doit proposer les conditions favorables, et créer des espaces et des temps d’échanges dans la communauté des enseignants.

Dans les archives de l’INRP figure un numéro dédié à ce sujet intitulé « Le praticien réflexif – La diffusion d’un modèle de formation »  (N°36 – 2001). Dans ce numéro, Marie-Josée DUMOULIN, Céline GARANT et Hélène HENSLER ont co-écrit le chapitre suivant : « La pratique réflexive, pour un cadre de référence partagé par les acteurs de la formation. » Pour ces auteurs, la pratique réflexive consiste en l’analyse de son expérience d’enseignement passée, présente, future et conditionnelle. Elle s’accompagne d’une démarche de structuration et de transformation de ses perceptions et de son savoir ; elle vise, entre autres, l’émergence ou l’explicitation d’un savoir tacite. La pratique réflexive est une démarche qui fait appel à la conscience et à la prise en charge de son développement professionnel par la personne elle-même, qu’elle soit enseignante ou future enseignante. Pour Donald Schön il s’agit d’étudier les mécanismes que mettent en place les professionnels pour tirer parti de leur expérience. Il met ainsi en avant une « forme de pensée présente dans l’agir des professionnels, verbale et explicite : la “réflexion sur l’action” » (Vanhulle, 2008).

La professionnalisation suppose la mise en place de moyens de développer la réflexivité et la distanciation critique des professionnels sur leurs pratiques, leurs compétences et leurs ressources, leurs représentations, leurs façons d’agir et d’apprendre.». Il est important de favoriser les échanges et les entretiens réflexifs durant les visites de classe, les observations de séances de classe intégrant le numérique. Rédiger une synthèse ou un article, diffuser des écrits réflexifs dans un contexte donné d’usages du numérique, les partager peuvent faciliter le développement professionnel des enseignants.

Importance de la recherche

La recherche a aussi un rôle à jouer et comme nous le décrit le projet « e-fran » qui vient d’être diffusé au BO du 23 Juillet 2015 pour faire le lien entre les communautés d’acteurs de l’éducation nationale, les universités et leurs recherches via les Espé, les collectivités, les entreprises liées au numérique pour construire des espaces de formation, de recherche et d’animation numérique. Cf Projet e-Fran.[3]

Importance des communautés de pratiques

Comme je l’ai déjà précisé dans mon article dans la revue « Education et Management », dans ce système, chaque enseignant peut apporter quelque chose à son pair, devenir acteur, auteur… Pilotage, formation professionnelle des enseignants, fonctionnement des communautés de pratiques, institutionnelles ou non, s’interpénètrent dans des dynamiques nouvelles. Les enjeux en sont le partage des connaissances, leur gestion organisée, la compétence des enseignants… en définitive, la qualité de l’enseignement et l’efficacité du système éducatif. La banalisation des outils informatiques et des réseaux, le développement des communautés de pratiques dans une approche coopérative et collaborative facilitent ce qu’on pourrait appeler un « km éducatif » (km = knowledge Management). C’est une nouvelle approche intéressante pour l’enseignant à la recherche d’identité professionnelle. L’introduction de nouvelles technologies aura toujours d’importants effets sociaux et organisationnels. Plus les changements seront grands, plus il sera nécessaire de gérer l’interface entre les caractéristiques de cette technologie et les caractéristiques de la vie organisationnelle. Il faudra donc s’assurer de sensibiliser l’ensemble du personnel, de l’impliquer, de l’habituer aux changements (principalement par une formation adéquate) et enfin de généraliser, c’est-à-dire prendre en compte les effets des changements sur l’ensemble des pratiques de l’organisation. L’organisation apprenante repose sur une conception qui va à l’encontre de la gestion traditionnelle. Elle n’est pas le lieu d’une direction « forte », au sens traditionnel, c’est-à-dire qui commande, énonce et contrôle une multitude de directives « du haut » pour ceux qui œuvrent « en bas ». Pour Claude Durand-Prinborgne [4], « la conception hiérarchique s’efface obligatoirement dès lors que la nécessité d’une conviction partagée et d’un travail en équipe apparaît de plus en plus comme une condition sine qua non du progrès. […] Toutes les orientations données au système éducatif reposent sur des engagements individuels et collectifs qu’on n’édifie pas par la coercition ». Face à la complexité, Hervé Sérieyx [5] dans son ouvrage, précise : « La pyramide hiérarchique, faite de décideurs, de transmetteurs, de contrôleurs, d’exécutants aura été l’outil spécifique de l’ère industrielle. […] La pyramide est figée ; le réseau jouit d’une géométrie variable. La pyramide s’autocentre sur son fonctionnement ; le réseau ne cesse de co-évoluer avec son environnement. » L’efficacité des organisations suppose une conjugaison dialectique de l’ordre et de la vie. La pyramide garantit l’ordre tandis que le réseau assure la vie.

Importance des réseaux sociaux – Formation informelle

Par le biais des réseaux sociaux, les enseignants peuvent développer leur « PLE » (personal learning environment) comme je l’ai noté dans ma thèse de doctorat. Le dispositif de socialbookmarking qui vise à archiver, mémoriser, partager des signets en groupes ou en communauté, peut être considéré comme un « dispositif processuel de la mémoire » fonctionnant sur le travail coopératif des usagers partageant leurs signets développant une mémoire collective. Mais ces bases de signets ne sont pas de simples « magasins » ou de « simples puits » à ressources et si on se réfère à la remarque de Pierre Lévy, l’enregistrement des données n’a pas de valeur en soi. Ce qui vaut, c’est « l’intelligence collective qui s’en nourrit, partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences. »

©Benjamin HUE pour la ville d'Hélancourt
©Benjamin HUE pour la ville d’Élancourt

Quels sont les outils mis à la disposition des enseignants ? Savez-vous comment ils les utilisent ensuite avec leurs élèves ?

Il est important de proposer des ressources ou des outils numériques et de pouvoir analyser des scénarios pédagogiques, d’évaluer des pratiques dans des classes, de diffuser les résultats. Cf ma présentation ESEN Octobre 2014 [4]

L’usage de la tablette doit s’inscrire dans une réflexion plus large qui prend en compte « le design pédagogique », le rôle du maître et de sa place pour la médiatisation de son enseignement. Nous pouvons nous référer au modèle SAMR pour mieux préciser la place de la tablette dans le dispositif en prenant en compte la taxonomie de Bloom. La taxonomie des objectifs de Bloom peut s’avérer intéressante pour des enseignants. En effet, elle  peut permettre de concevoir des activités pédagogiques, de présenter les informations selon les niveaux de pensée et de construire une progression pédagogique.

Modèle S
Modèle SAMR

Avec les tablettes, des environnements personnels d’apprentissage peuvent se développer pour que l’élève puisse travailler en autonomie, s’exercer. Pour relever ce défi, différents chantiers en perspective se profilent à l’horizon.   Si les enseignants notent des avantages en terme de « flexibilité pédagogique » avec la tablette, on peut noter une augmentation de la charge de travail en amont  pour le choix  du contenu adapté dans un contexte donné. Un collecteur de ressources et d’applications partageables pourrait être envisagé au niveau d’une académie pour aider les enseignants à mettre en place une pédagogie efficace avec les tablettes.

L’enseignant a besoin de créer ou de trouver du contenu adapté pour développer une pédagogie inversée propice aux apprentissages qui lui permet de redéfinir son taux de présence auprès de ses élèves pour les guider et les accompagner.

Les enseignants qui utilisent les tablettes sont amenés à réfléchir sur leurs pratiques mais, comme le précise Laurillard en 2007, la construction et l’utilisation de différents environnements numériques  nécessitent des compétences et la connaissance des affordances pédagogiques et techniques. La formation des enseignants autour des tablettes est cruciale.

Il nous faut assurer la mobilisation de tous les acteurs autour de cette problématique des usages de la tablette et les corps d’inspection, dans leurs missions d’impulsion, d’accompagnement et d’expertise ont un rôle majeur à jouer.

Au regard de quelques expériences dans divers salons, j’ai souvent été étonnée du manque d’intérêt du corps enseignant face aux ressources proposées lors de ces journées, comme si celui-ci n’était, en fait, pas concerné ! Qu’en est-il vraiment ?

Il est important d’avoir un temps pour découvrir des ressources pédagogiques, voir ce qu’elles peuvent apporter dans les pratiques pédagogiques.

La ressource pédagogique doit être « dynamisée » dans un contexte avec l’aide des utilisateurs et elle doit être diffusée en cherchant une « interaction » entre les usagers. Internet peut nous y aider. Nous avons là la possibilité d’établir des regards croisés possibles sur l’usage des ressources. C’est ce que je démontre dans ma thèse de doctorat axée sur les ressources pédagogiques, les pratiques de partage du socialbookmarking et la professionnalisation des enseignants. Dans ma thèse, je fais référence au « champ instrumental collectif » autour des usages des ressources. Comme je l’explique, le web est devenu participatif et de nouvelles pratiques de catégorisation de l’information fondées sur des communautés, des stratégies collectives d’indexation et de partage des ressources en ligne émergent. Le monde éducatif est particulièrement concerné. En nous appuyant sur la théorie du connectivisme de George Siemens, nous analysons les pratiques de socialbookmarking dans le domaine de l’éducation. Nous montrons que les espaces de veille et de partage de ressources pédagogiques dans ces communautés peuvent être des lieux privilégiés de personal knowledge management, et de développement de compétences professionnelles. Le personal learning environment (PLE) y a toute sa place. Malgré les tensions en jeu, ils participent à la définition de nouveaux cadres de formation que les systèmes éducatifs ne peuvent ignorer au 21e siècle.

Dans votre travail de formation, existe-t-il une dichotomie entre l’enseignement prodigué et la faculté à le recevoir ?

Il est important de pouvoir développer le PLE (Personal learning environment) pour des enseignants et de prévoir un temps pour la formation informelle. Comme je l’ai précisé déjà dans la revue THOT, l’apprentissage informel c’est l’apprentissage partout et en tout temps par le biais des autres dans les réseaux de connexion. Nous avons un nouveau rapport au savoir et aux connaissances et la frontière entre temps de travail et temps personnel s’estompe. [5]

Pratiquer les TICE demande-t-il des moyens financiers particuliers ?

Elles supposent d’avoir des équipements (ordinateurs, tablettes, TNI….). Mais il y a un investissement majeur à prévoir pour pratiquer les TICE : la formation, des enseignants, des formateurs, et des cadres.

Qu’en est-il des ressources, elles-mêmes. Lesquelles recommandez-vous ?

De nombreuses ressources sont disponibles sur le Web. Il faut savoir se repérer et la constitution de bases collaboratives peut être une aide précieuse. Il existe un service public du numérique éducatif qu’il est important de présenter aux enseignants. [6]

Quel regard avez-vous sur tout ce qui se fait au niveau des applications tablettes et de leurs utilisations ? En préconisez-vous l’usage ?

Avec cet outil nomade, nous avons des potentialités multimédia à portée de main. La tablette peut être à la fois une banque d’images, un appareil photo, un laboratoire de langue et c’est un outil qui aide l’enseignant à médiatiser son enseignement.  Les observations nous montrent que l’élève  peut s’enregistrer, s’écouter, se corriger, et les applications transversales comme « Book Creator » permettent toutes sortes de projets de classe comme le cahier de vie en maternelle, ou la création de  parcours en histoire de l’art. Si la tablette est avant tout une porte ouverte vers la création, c’est aussi  un outil « boîte à mémoire » qui permet aux élèves de revoir à souhait les réalisations faites en classe. La construction  progressive des notions en situation en est facilitée. C’est aussi un outil tactile à haute valeur cognitive qui permet à l’élève de s’exercer et de se corriger. L’enseignant interagit avec l’effort positif et la motivation des élèves, leur fournissant du temps d’apprentissage vraiment efficace et présentant des situations didactiques et pédagogiques pertinentes et stimulantes. Une façon d’engager les élèves dans leurs apprentissages !

S. DehaeneUn impact positif sur les apprentissages peut être noté dans de nombreux champs disciplinaires comme en lecture. Stanislas Dehaene dans son ouvrage « Des sciences cognitives à la salle de classe », nous précise qu’il existe de nombreux outils numériques pour faciliter l’apprentissage de la lecture et parfois beaucoup trop de temps de l’enseignement est alloué dans les écoles à la présentation de concepts qui pourraient être acquis au moyen d’un matériel didactique de qualité et adapté. Encore faut-il connaître les potentialités des outils, les rendre accessibles et mettre en avant leurs apports pour les apprentissages. Pour mieux aborder la « chimie » du code alphabétique, l’usage de la tablette en est un exemple. Maria Montessori serait certainement heureuse de pouvoir découvrir le « Qbook »,  livre numérique développé aux USA qui combine le format ebook avec l’interactivité d’un smartphone en offrant une approche kinesthésique de la lecture tout en permettant aux élèves de mieux appréhender le code alphabétique. Elle nous inventerait une pédagogie Montessori 2.0 ! Comme je l’ai abordé lors de mon intervention au Salon du Futur du Livre,  les livres et albums interactifs avec toutes leurs fonctionnalités peuvent faciliter  la compréhension des textes littéraires dans certaines conditions.

Avec la tablette, il est possible de proposer  de nouvelles ambitions intellectuelles pour les élèves en développant l’individualisation, et en renouvelant les modes d’organisation dépassant l’espace-temps de la classe qui facilitent les apprentissages « dans » et « hors les murs » de l’école. La réalité augmentée au travers d’une tablette tactile peut enrichir les documents imprimés d’éléments virtuels. Les enseignants peuvent utiliser  les QR Codes pour enrichir les supports de cours destinés aux élèves avec des documents multimedia. Les enfants peuvent les consulter grâce à une application spécifique installée sur les tablettes en classe. Une occasion d’apporter des aides pour les leçons à mémoriser ou pour rendre les supports de cours plus ludiques ! Il suffit d’insérer des  QR Codes pour générer du contenu augmenté sur les tablettes.

Les potentialités pédagogiques ne tiennent pas uniquement dans une tablette mais dans la façon dont on s’en sert.  La place et le rôle du maître restent essentiels.

Le livre en tant que ressource numérique à part entière a un positionnement compliqué. Alors qu’on propose à l’apprenant nombre de ressources « ludo-éducatives », le livre qui raconte une histoire reste sur le banc (si je puis dire). Avez-vous des expérimentations contraires, ou bien corroborez-vous mes dires ?

Lors de mon intervention au Salon du Futur du Livre à Chenôves où je m’appuie sur les travaux de Véronique Boiron, j’ai abordé la question de la place de la tablette pour aborder la littérature jeunesse et notamment pour développer la compréhension [7].

La place de l’enseignant est essentielle en classe pour proposer des usages autour de la tablette. Néanmoins, pouvoir écouter une histoire, la réécouter revenir en arrière avec tous les apports du « multimédia » (images, sons, texte….) en autonomie comme dans un coin écoute peut aider des élèves. Pour les contenus, il existe de nombreux services comme « La Souris Qui Raconte » les sites d’éditeurs en ligne qui diffusent des ressources numériques autour de la littérature, mais aussi des espaces d’enseignants qui proposent des scénarios d’usages pour aborder la littérature jeunesse.

Exemple : Une vidéo pour mieux comprendre l’album de la sélection Escapages 2012 dans l’Indre à l’école maternelle. (Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? de Kimura Yûichi, illustrations Takabatake Jun aux Éd. Picquier Jeunesse).

[1] : http://ecoledigitale.blogspot.fr/2014/04/clomrels5micheledrechsler-rendre-le.html
[2]: http://rel2014.mooc.ca/
[3] : Projet e-FRAN BO 23 Juillet 2015 https://www.mindmeister.com/maps/show/574458886
[4] : Présentation ESEN – Enseigner et apprendre avec une tablette à l’école primaire- Formation et accompagnement : http://fr.calameo.com/books/000302261cdaee28cb37a
[5] : http://cursus.edu/dossiers-articles/articles/5200/social-bookmarking-formation-tout-long-vie/#.Vd_yP5czsb4
[6] : http://www.education.gouv.fr/cid73569/le-numerique-au-service-de-l-ecole.html#Onze_nouveaux%20services%20pour%20cette%20rentr%C3%A9e
[7] : http://fr.calameo.com/read/000302261361cbb4abfe6

Après une orthophoniste et un psychiatre, que l’arrivée des objets connectés a poussés à certaines mutations, c’est au tour d’une bibliothécaire de nous raconter son métier, lui aussi en pleine révolution.

Alors que Marianne S. termine la mise en pratique des ateliers sur lesquels elle travaille avec La Souris Qui Raconte depuis le mois d’octobre, j’ai tout naturellement souhaité m’entretenir avec une bibliothécaire qui avait bénéficié de ses ateliers. Marianne ayant quelque accointance familiale avec la ville de Lyon, elle a initié 4 rencontres dans la région, dont deux à Villeurbanne dans la très belle bibliothèque du Rize, en février dernier.

Jacqueline Valard, vous êtes une de ses bibliothécaires, et je vous remercie infiniment pour votre temps, et vos réponses. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre métier aujourd’hui et si des différences sont apparues depuis… disons … une dizaine d’années ?

Je ne pense pas que le métier ait foncièrement changé. Les missions sont toujours de réaliser une sélection de titres qui correspondent aux besoins d’information, de formation du public, et d’accueillir les publics, les aider dans leurs recherches et les orienter dans leurs choix.
Certes, les supports changent, les cédéroms disparaissent, les ebooks et les applications apparaissent. L’important reste le contenu !
S’approprier une application, c’est comme s’approprier un album, c’est toujours chronophage. Mais comment transmettre sans connaître ?
Ensuite s’ajoute la partie technique, mais il faut reconnaître que les tablettes sont des outils bien plus simples d’utilisation qu’un ordinateur !
Dans les accueils du samedi matin pour enfants ET leurs parents, je propose, sur un fil conducteur le plus pertinent possible, la découverte simultanée de différents média : histoire papier, court métrage, musique, application. Chacun puise dans ce qu’il préfère, en ayant connaissance de l’ensemble des ressources mises à disposition.

apprendre à dessiner une vache 3
A titre d’exemple, lors de la parution de : Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache  / Hélène Rice ; Ronan Badel –  T. Magnier, j’avais bâti l’animation autour du crocodile (il faut voir le livre pour comprendre !).

N'oublie pas de te laver les mains

C’est à dire que j’ai lu le classique : N’oublie pas de te laver les dents / Philippe Corentin – Ecole des loisirs, puis nous avons dégusté un crocodile bonbon d’une marque bien connue. Retour  sur la lecture avec  Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache, ce que les enfants ont fait au feutre vert fluo. Découverte du premier épisode de Caïman songe/ Anne-Sophie Gousset chez Tralalère. L’attrait pour la tablette permet de faire poser les crayons facilement. Et pour finir, Rocco le vieux croco dans Cuit cuit / Les Papas Rigolos en CD.

Caiman songe
Une fois la séance « organisée » terminée, les enfants et leurs parents ont un temps de liberté. Là, certains retournent sur l’application, d’autres reprennent  une  des histoires, d’autres encore dessinent… Et les parents demandent les références de l’application.

Quel est votre équipement numérique, ordinateurs, tablettes et liseuses, et leurs modes d’utilisation pour vos abonnés ?

La médiathèque du Rize propose 9 ordinateurs avec connexion Internet en consultation libre, à concurrence d’une heure par jour  pour tout adhérent ayant sa carte valide (gratuite jusqu’à 26 ans et 10 € pour les Villeurbannais de plus de 26 ans en plein tarif ou une carte uniquement consultant et gratuite). 4 tablettes (jusqu’à leur disparition). 2 avec une sélection en direction des adultes,  2 avec une sélection  pour les enfants. Elles sont également en consultation sur place et libre d’accès. Nous n’avons pas de liseuse.

Concernant les acquisitions des ressources, dont il n’est pas rare d’entendre qu’elles sont compliquées pour les bibliothèques, pouvez-vous nous raconter comment cela se passe au Rize.

Chaque responsable de secteur (musique & cinéma, documentaires adultes, fiction bandes dessinées adultes, fonds local,  jeunesse) s’occupe de la veille sur les applications concernant son domaine. La demande d’acquisition est transmise au responsable multimédia qui achète les applications. Elles sont ensuite testées.  Tous les deux mois une sélection d’une vingtaine d’applications est faite pour une mise à la disposition du public. (Mise à disposition fictive depuis mi-décembre et le vol des tablettes, en attendant le rachat en cours). Certaines applications sont présentées plus particulièrement lors d’ateliers. Les applications « coup de cœur » font l’objet d’une présentation sur  signet plastifié, intégré aux collections de livres.  Si l’usager le souhaite il peut flasher le QR code qui le conduit au site marchand.
Les outils de veille sont principalement sur les sites Internet (la souris grise de Laure Deschamps, Idboox d’Elisabeth Sutton, Declickids de Nathalie Colombier, le regretté Applimini de Odile Leveugle, etc…),  les flux Rss sont bien pratiques pour être tenu informé, de même que les newletters, etc. Le « bouche-à-oreilles » de Facebook, est également efficace entre collègues. Les quelques années de pratique permettent aussi de connaître quelques éditeurs importants à suivre (Audois et Alleuil, Tralalère, Cotcotcot apps….), avec une veille particulière sur la production des auteurs illustrateurs déjà reconnus pour leurs albums.
Pour l’année 2015 le budget des applications est de 445 € pour le réseau, dont 265 € pour la jeunesse, et pour la première fois cette année, sans répartition par site. Et l’équipe a la chance de bénéficier d’une personne en emploi d’avenir, en charge des médiations auprès du public en salle.

A combien se montent vos ressources numériques pour les enfants aujourd’hui (applications et eBooks) ?

Nous devons avoir actuellement autour de 180 applications et eBooks. Principalement des applications pour la petite enfance et tous genres confondus, documentaires, ludo-éducatives, histoires, jeux…
Lors de la mise à disposition d’une sélection bimensuelle j’essaie d’équilibrer l’offre pour chaque tranche d’âge, en documentaires, histoires et apprentissage ou ludo-éducatives.

Il y a quelques temps de cela, j’avais pointé du doigt certaines pratiques d’acquisition qui me paraissent indignes des bibliothèques (relire article du blog ici), et dont je crains qu’elles ne se perpétuent en l’absence de législation. Avez-vous votre avis sur cette question, vous-même mais aussi au Rize, parmi vos collègues, ou votre direction ?

Que voulons-nous ? Quelle société ? Souhaitons-nous être envahis par la publicité et ne plus avoir de choix ? A partir du moment où nous souhaitons des applications de qualité, avec de vrais créateurs, dans un environnement sécurisé pour nos enfants, il est indispensable que toutes les personnes de la chaîne de fabrication soient rémunérées. Par contre il est aussi vrai que le coût réel d’une application est vite hors des possibilités des budgets !
Pour une petite structure comme la médiathèque du Rize, les livres ne sont achetés qu’en un exemplaire, qui reste plusieurs années à disposition du public. Alors que les applications, pour deux tablettes dédiées jeunesse en salle, il n’y a qu’un seul achat et 2 lectures simultanées possibles. Et, au bout de deux mois, l’application est remplacée par une autre.
C’est à dire qu’une acquisition par structure me semble la moindre des choses, mais je ne suis pas prête à acheter 2 fois la même histoire pour une durée brève. Toute l’ambiguïté est là.

J’aimerais maintenant que nous abordions les deux ateliers que Marianne est venue animer dans votre bibliothèque. Le premier « Le Livre Papillon » et le second « Il suffit parfois d’un cygne » sont respectivement une application et un eBook enrichi. Leurs différences de formats ont-elles eu un impact dans le déroulé des ateliers ? En avez-vous senti les différences ?

Programme du Rize

L’application est directement visible sur la tablette contrairement à l’eBook qu’il faut aller chercher dans la bibliothèque de la tablette et demande une médiation supplémentaire. Sans doute très pratique en famille, moins en bibliothèque.
Est-ce une impression ? Je trouve l’eBook moins « stable » que l’application. Toutefois je n’ai noté aucune remarque, ni des enfants ni des adultes qui les accompagnaient concernant le support.

Pouvez-vous nous décrire rapidement comment se sont passés ces ateliers, et s’ils vous ont apporté un autre regard sur la lecture numérique ?

J’ai beaucoup apprécié ces ateliers, ils m’ont « décomplexée » pour les présentations futures. Je m’explique. Quand je présente un album aux enfants, je le mets en voix, je l’anime, tourne les pages plus ou moins vite, etc. Une histoire de LSQR est déjà animée, sonorisée, elle n’a pas besoin de moi ! Marianne m’a permis de voir ce que l’on peut faire très simplement, assise au milieu des enfants. Tout le monde profite de l’image de belle taille sur grand écran, et une fois qu’ils ont compris que les petits doigts sur la tablette c’est « chacun son tour », tout le monde est fin prêt pour la grande aventure. La préparation en amont est la même que pour un album « ordinaire ».  Il faut bien connaître l’histoire et malgré cela les enfants découvrent toujours un détail qui m’avait échappé. D’où l’émerveillement. Les ouvertures ou rebondissements sont les mêmes, par exemple : Il suffit parfois d’un cygne nous a permis de découvrir les documentaires sur les oiseaux, et Marianne nous a appris l’origami d’un oiseau.

Et les enfants, comment ont-ils perçu cette rencontre ?  Est-ce que certains d’entre eux, ou leurs parents, vous en ont reparlé depuis ?

Il y a surtout une demande pour recommencer ! Les enfants n’étaient pas pressés de repartir. Il suffit parfois d’un cygne est une histoire courte. La séance fut donc agrémentée de l’Ogresse, autre très belle histoire de LSQR,  pour le bonheur de tous.

Avez-vous trouvé l’expérience positive, comptez-vous la prolonger et proposer régulièrement de pareilles rencontres avec les jeunes lecteurs ?

Oui oui, et je suis ravie car j’ai maintenant un programme tout fait pour mes lectures d’été !

Pour terminer, et partager avec les lecteurs (dans lesquels je ne doute pas qu’il y ait des bibliothécaires) pouvez-vous me citer trois livres numériques (hormis LSQR) que vous aimez particulièrement et nous expliquer pourquoi, comment ou grâce à qui vous les avez distingués.

Trois histoires, c’est difficile, je ne voudrais blesser personne, et je vais faire un choix spontané de ce qui me vient à l’esprit en premier, en évitant toutefois les noms déjà beaucoup cités.

• C’est pas de l’eau, c’est des mots Marc Solal / Marie-Paule Prot – La dentellière.  Découverte suite à une critique de La Souris grise. Une histoire courte, poétique, parfaitement ciselée.

• Pierrot Pierrette / Nicolas Gouny – Audois Alleuil. Présenté par IDboox sur son site. En noir et blanc avec juste quelques pointes de rouge, une histoire de tendresse.

• La grande fabrique de mots Agnès de Lestrade / Valérie Docampo – Mixtvision. Du livre éponyme édité chez Alice. Critique sur Declickids. Dans un pays où les mots s’achètent, comment dire son amour ? Avec là une forte dominante de rouge.

Voilà un choix qui trahit mes dernières recherches !
Il faut vous dire que la Cie Anda Jaleo est  pour un an en résidence au Rize autour du thème de L’AMOUR  et que je tisse des liens entre les présentations faites aux enfants et ce qui se passe ailleurs dans le bâtiment.

Vos trois choix sont excellents ! Si je ne connais pas C’est pas de l’eau, c’est des mots, je connais les deux autres avec un coup de cœur pour Pierrot Pierrette, et l’univers tellement remarquable de Nicolas Gouny. Merci encore Jacqueline, pour vos réponses et vos éclaircissements sur votre métier et votre rapport au numérique.


14 | 11
2014

… et pas n’importe lequel puisqu’aujourd’hui, après notre orthophoniste experte, c’est Yann Leroux qui a accepté de répondre à mes questions. Un grand merci à lui !

Pour information cette interview s’est faite par téléphone.
Initialement, j’aurais aimé joindre l’enregistrement de nos échanges, mais sa trop mauvaise qualité m’en a dissuadée. Enfin, question de savoir avec qui on parle (pour les rares qui ne sauraient pas), j’ai trouvé sur France inter, une biographie synthétique de notre expert du jour.
« Psychanalyste, Yann Leroux s’intéresse aux mutations induites par le réseau internet et aux nouveaux modes de relation de soi à soi et de soi aux autres qui en émergent. Il explore les mondes numériques, attentif aux transformations et aux nouvelles possibilités qu’offre le réseau.  Il est aussi spécialisé dans les jeux vidéo. »

J’ajoute, avant de rentrer dans le vif du sujet, que le vendredi 28 novembre se tiendra au Salon du livre de Montreuil une rencontre professionnelle intitulée « From Paper to screen » avec deux tables rondes dont les sujets sont parfaitement raccords avec nos échanges. La première abordera la question des mécaniques narratives dans les univers ludiques « Arts du Récit : que peut nous apprendre le jeu vidéo ? ». Et la seconde « La pédagogie à l’école du jeu » s’intéressera aux serious games et autres propositions ludo-éducatives. J’espère avoir l’occasion de revenir dessus.

Les jeux vidéo, ça rend pas idiotMaintenant, à nous deux Monsieur Leroux !

Si La Souris Qui Raconte est loin de votre expertise, votre passage ici n’est pour autant pas hors sujet. Lorsque j’ai imaginé la création de La Souris Qui Raconte, j’avais en tête de proposer aux parents, une alternative culturelle aux jeux. De votre côté vous écrivez que « Les jeux ça rend pas idiot », comme si les deux média ne pouvaient coexister et qu’il faille, chacun de son côté, en justifier l’importance.

Totalement inculte en matière de jeux vidéo, et ne pouvant que constater son emprise sur les jeunes au détriment de la lecture, je me demande si la concurrence qu’exerce l’une sur l’autre existe « vraiment »  ou bien si elle le fruit de mon ignorance ?

Ce n’est pas une question d’ignorance ! Il est évident que plus l’on joue aux jeux vidéos moins on a de temps pour faire autre chose. Si l’on joue beaucoup aux jeux vidéo, on a moins de temps pour faire du vélo, on a moins de temps pour faire des bêtises, on a moins de temps pour lire la Comtesse de Ségur dans la collection Rouge et Or. Cela dit il faut aussi prendre en compte que les jeux vidéo ne sont pas uniquement des images qui se présentent à l’écran. En fonction des jeux, les enfants ont à lire des choses. Un jeu comme Pokémon par exemple comporte des blocs de textes et l’enfant doit lire ces blocs de texte pour progresser dans le jeu. Ce que les jeux vidéo savent faire de très intelligent c’est qu’il est possible de progresser dans le jeu sans porter une trop grande attention au texte. On peut avoir du plaisir à jouer sans lire l’histoire de Pokémon, mais si on lit le texte, le plaisir de jouer est encore plus grand. Ça marche comme une pyramide !

Best-Pokemon-Wallpapers

Ne croyez-vous pas que le temps passé à jouer ne détourne le lecteur potentiel d’un certain enrichissement culturel ? Qu’en est-il de la pratique de la lecture  dans ce contexte ?

Le travail des enfants d’aujourd’hui est plus complexe que celui que nous avions à faire. Lorsque l’on était petit vous et moi, le travail que l’on avait à faire était un travail d’apprentissage de la lecture. On apprenait à lire, ensuite on apprenait à goûter des livres, à aimer certains types de livres à en détester d’autres, à pouvoir en faire un commentaire critique, à en discuter avec les copains. Les enfants d’aujourd’hui ont ce travail à faire aussi, c’est pas parce qu’il y a des jeux vidéo que le livre est mort, le livre reste et restera encore, ils ont donc à faire ce travail là, et en plus ils ont à faire un travail similaire avec les medias numériques. Ce que les parents peuvent faire, c’est de se servir des jeux vidéo comme tremplin pour aller vers la lecture. Si un enfant est fan des Pokémon sur sa Nintendo DS il faut lui acheter des livres qui parlent des Pokémon, l’encyclopédie des Pokémon… ainsi l’enfant partira des jeux vidéo et ira vers le livre.
Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, il y a deux types de compétences que les enfants doivent apprendre. Ils doivent apprendre les compétences littéraires de base et ce qu’on appelle les littératies numériques. C’est à dire comment on manipule les objets numériques,  comment être à l’aise avec la culture numérique, comment trier les informations, les hiérarchiser, etc. Il ne faut pas les mettre en opposition, ce sont des emboîtements, il faut d’abord mettre en place le socle de la lecture parce qu’un jeu vidéo ça se lit, une image se lit aussi, et puis là-dessus construire les compétences numériques.

Si l’on parle couramment de l’addiction au jeu, c’est un « diagnostic » assez rare pour la lecture. Pourquoi dérange-t-elle dans un cas et pas dans l’autre ?

Il est nécessaire de faire un peu de pédagogie là ! En fait c’est comme une espèce de delta ou la psychologie populaire rencontre la psychologie scientifique. C’est très beau les deltas, il y a des mangroves, c’est formidable, il y a plein de petites bestioles, mais on n’y voit pas très clair ! L’addiction au jeu vidéo existe dans la culture populaire, dans la psychologie populaire, en aucun cas elle n’existe dans la psychologie scientifique. Même dans les textes de psychologues, certains vont parler d’accros, d’addicts, etc., ce sont des mots qu’on ne trouve pas dans un dictionnaire de psychologie. Dans un dictionnaire de psychologie vous trouvez addiction mais vous ne trouvez pas « être accro » à quoi que ce soit.
Je ne suis pas du tout certain que la passion, puisque c’est de cela dont il s’agit, que certains ont vis-à-vis des jeux vidéo, n’existe pas aussi vis-à-vis des livres. Si je m’en réfère à ma simple expérience, j’ai passé des après-midi entières  plongé dans des Bob Morane, et les tunnels dans lesquels je rentrais étaient exactement les mêmes que les tunnels dans lesquels je suis rentré quand j’ai joué des années plus tard à des jeux vidéo.
La société, ou au moins une partie de la société, regarde d’un très mauvais œil le jeu vidéo et d’un très bon œil les livres.
La même expérience immersive qu’un joueur d’échecs aura (parce que j’ai joué aux échecs aussi, ce sont les mêmes enveloppements, les mêmes fermetures) ou qu’un passionné de lecture aura avec Proust ou SAS sera regardé de façon relativement positive, alors qu’on aura des froncements de sourcils pour quelqu’un qui joue aux jeux vidéo. C’est parce que la société a construit les jeux vidéo comme nécessairement problématiques. Mais ça ne reste qu’une construction sociale !

Vous dites que les jeux sont une manière d’apprivoiser le futur. Comment ?

Je pense que les jeux vidéo nous ont aidés à apprivoiser tout un ensemble de choses qui sont utiles pour le futur. En premier lieu, ça vous met en contact avec des machines. C’était peut-être plus apparent au début des jeux vidéo parce que les machines avec lesquelles on jouait étaient tout sauf sexy. Il fallait vraiment s’en approcher, apprendre à interagir et à communiquer avec elles, parce qu’elles n’étaient pas faites pour jouer. Maintenant c’est un peu différent. Ça a toujours cette fonction je pense, parce que de façon évidente nous serons de plus en plus confrontés à des machines dans notre environnement quotidien, qu’il s’agisse du travail ou du divertissement. Ces machines vont être des machines physiques comme les iPhone que l’on trimbale dans nos poches et dans nos sacs, ça va être aussi des machines logicielles, des robots. On voit passer des publicités, on les entend à la radio ou à la télé, on entend une dame qui appelle son robot pour lui demander de modifier la température de son appartement pour sept heures du soir. Ces robots seront courants je pense dans quelques temps. Ces machines à l’intelligence artificielle on les croise dans les jeux vidéo. On apprend à communiquer avec elles, on apprend leurs limites. Je pense que quelqu’un qui aura eu l’habitude de discuter avec les intelligences artificielles dans les jeux vidéo aura moins tendance à idéaliser ces intelligences artificielles, saura que ce ne sont que des robots (entendez programmes informatiques) quelque soit l’attrait ou l’intelligence avec laquelle ils se présentent, et il sera donc amené à les traiter comme ils doivent être traités, c’est-à-dire comme des outils. Alors que d’autres, qui n’ont pas eu cette proximité, auront malheureusement, je pense, plutôt tendance à les idéaliser voire les idolâtrer.
Il y a aussi toute une série d’apprentissages, parce que quand on joue aux jeux vidéo on a tôt ou tard envie de mettre les mains dans le moteur. On essaye de modifier des choses… Certains vont jusqu’à éditer les programmes de jeu pour gagner des vies supplémentaires. Ce côté bricoleur, je pense, est très utile parce que ça construit des citoyens de demain qui ne sont pas simplement des utilisateurs. L’utilisateur lambda on lui donne un programme, il l’utilise et ça  s’arrête là. Ces programmes-là, on sait que sont des brèches potentielles dans la vie privée des individus par exemple. On sait que les grandes sociétés, de Google à Microsoft en passant par Apple, utilisent massivement les données que nous produisons tout aussi massivement. Donc, il est bien, dans notre société, d’avoir quelques personnes qui ouvrent ces boîtes et qui regardent ce qu’il y a dedans en nous proposant des modèles alternatifs et en envoyant des alertes ! Ces utilisateurs de demain, ce sont les joueurs de jeux vidéo d’aujourd’hui, qui ont 10 -11 ans et qui se disent « mais pourquoi quand j’appuie là, est-ce que Mario saute ? Quelle boucle de programme active cela ? »

Le jeu, porté par l’engouement de toutes sortes de consoles, était présent sur le marché du numérique bien avant l’arrivée des tablettes, qu’en est-il aujourd’hui ?

Les jeux sur tablettes modifient assez considérablement l’expérience du jeu vidéo. En fait, ceux qui aiment les livres devraient aimer les premiers jeux vidéo parce que ceux-là pouvaient provoquer une immersion assez semblable aux longues lectures dans lesquelles on s’embarquait ! Avec la tablette, on a une expérience de jeu qui est souvent diffractée. L’exemple type c’est Candy Crush Saga. Vous jouez 45 secondes, vous pouvez arrêter et reprendre le jeu le lendemain ou trois semaines après. Dans un jeu vidéo « hardcore » des années 80, une fois qu’on est engagé dans le jeu il faut continuer. C’est donc une nouvelle expérience de jeu qui se surajoute aux expériences de jeu que l’on avait précédemment, une expérience qui est plus hypertextuelle, pour employer un mot de l’analyse littéraire, ça ajoute une expérience supplémentaire.

Candy Crush Saga

Pour terminer, croyez-vous en l’avenir de la lecture en tant qu’apport culturel, ou bien d’autres cultures sont-elles en train d’émerger ?

Très probablement ! Avant quand on était lecteur, on était au pied d’une immense statue qui représentait l’auteur. Le texte était un bloc et rien ne pouvait être changé. Maintenant quand on est lecteur, la statue de l’auteur est déjà beaucoup plus petite, tout simplement parce qu’on peut lui envoyer un message, aller sur sa page Facebook, discuter avec lui. Et puis on a souvent l’expérience d’être soi-même un auteur. Peut-être qu’on n’écrit pas tous des textes aussi grands que ceux de Barthes ou de Freud, mais tout le monde a pris l’habitude d’écrire. Donc je crois en effet que ça change la culture. La culture avec un grand C à laquelle nous avons été formés est basée sur l’unicité de l’auteur, et sur le fait que ce qui est écrit doit rester à jamais écrit de cette façon-là. Maintenant on est face à quelque chose d’autre, les écrits se multiplient, ils se succèdent. Chaque écrit repousse l’autre, on peut avoir une mémoire un peu plus courte, et surtout ils sont liés les uns aux autres par l’hypertexte. Pour paraphraser Victor Hugo « Ceci ne tuera pas cela » l’écriture numérique ne tuera pas l’écriture du papier. On a encore besoin du papier, ne serait-ce que pour les mémoires très longues puisque si vous cherchez un texte qui a été écrit sur le Web il y a 15 ans ou même six mois sur Facebook, vous aurez la plus grande peine à le trouver, alors qu’on a des textes de plusieurs centaines d’années qui sont les garants de la mémoire de l’humanité. En numérique on peine à avoir cela. Il y a déjà des initiatives dans ce sens comme le site archive.org qui archive le plus qu’il peut de l’Internet, mais je serais franchement plus rassuré si des grandes institutions comme l’Unesco ou l’ONU s’intéressaient à la mémoire de l’humanité et à la mémoire spécifique que l’humanité est en train de construire sur le réseau.

Un très grand merci encore Yann ! Cet échange, s’il ne me rassure pas sur l’avenir de la lecture, ouvre d’autres réflexions sur les mutations qui s’opèrent et dont nos jeunes seront les acteurs de demain.


29 | 08
2014

Le métier du livre fait incontestablement appel à quantité de métiers transverses qui n’incombent pas aux seuls auteurs, éditeurs, libraires… (et j’en passe). Les secteurs d’activité qui utilisent le livre à des fins thérapeutiques sont nombreux, et l’orthophonie est l’un d’eux.

C’est à l’occasion du dernier VendrediSouris de La Souris Qui Raconte que j’ai eu l’occasion d’échanger avec Pascale qui, ayant été tirée au sort après avoir répondu correctement aux trois questions, m’a fait part de son métier, et de l’usage des livres (papier et numériques) dans l’exercice de ses séances d’orthophoniste. M’est alors venu l’idée de donner la parole à cette professionnelle afin de mieux comprendre l’utilisation faite des livres et de la lecture dans son cabinet. C’est tout simplement qu’elle a accepté de répondre à mes questions et je la remercie vivement ici.

Bonjour Pascale, et merci encore de nous permettre d’appréhender un peu mieux votre métier et l’importance du livre et de la lecture dans vos séances. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre métier d’orthophoniste (ortho : « correct » et phonè « voix ») :

L’orthophonie occupe un espace très vaste dans la prise en charge des troubles de la communication. Cela va du petit trouble d’articulation aux difficultés majeures que peuvent éprouver des personnes pour bien se faire comprendre après un accident ou lors d’une maladie.

Qui consulte et à quel moment ?

Nos patients ont quelques jours (certains enfants en souffrance à la naissance doivent être aidés dans leurs découvertes sensorielles), quelques années (trouble de l’articulation, de la parole) ou sont très âgés (une maladie peut entraîner des difficultés de mémoire ou faire perdre l’usage des mots). Nous suivons bien sûr beaucoup d’écoliers ou de collégiens présentant des difficultés d’apprentissage en mathématique ou en français liées à des problèmes d’attention, ou des problèmes « dys » (dyslexie, dyspraxie, dysphasie…) et des enfants ou adultes présentant des troubles autistiques ou une déficience intellectuelle, ainsi que ceux atteints de surdité.
S’ajoutent encore les troubles de la voix, de la déglutition (bien avaler n’est pas forcément automatique et peut aussi se perdre).
A tous les âges, vivre c’est communiquer disait un de nos slogans, c’est toujours vrai ! Dès qu’il y a une plainte ou également de plus en plus souvent en prévention, un bilan complet peut être effectué, intégrant patient et famille, et déboucher parfois sur une série de séances. La prise en charge peut être très longue et aura comme point central le patient et ses particularités. Il n’y a donc pas de prise en charge type, ni de programme de rééducation tout prêt, mais des techniques diverses, souvent précises et très libres à la fois. Tout l’intérêt de l’orthophonie réside dans cette extrême faculté d’adaptation. Chaque patient nous permet de nouvelles découvertes et enrichit notre pratique. C’est un échange. Enquêteurs et explorateurs, nous faisons feu de tout bois dans nos séances, nos outils sont multiples : jeux, images, livres, logiciels, tablettes… ou un simple crayon avec une feuille, une boule de coton, une comptine.

Quels rôles jouent les livres dans vos thérapies, lesquels privilégiez-vous et comment les utilisez-vous ?

Les livres jouent un rôle central dans nos séances.
Le livre des bruitsLes plus jeunes découvrent des bruits, des objets connus ou non, associent les sons, les mots à des images grâce à des livres cartonnés, faciles à manipuler, solides. Souvent, ce sont des imagiers (Le livre des bruits de Soledad Bravi).
Puis il y a les livres surprises, qui se déplient (Histoire à ruminer de l’Atelier du poisson soluble), qui se retournent (les géniaux d’Hervé Tullet !) et ceux qui fourmillent de détails à explorer.  Histoires à ruminer
Tous s’accompagnent de mots, de dialogues, de rires !
Certains livres n’ont pas de texte, mais contiennent plein de mots, les nôtres ! Nous les racontons, et nous voilà dans l’échange.
D’autres ont des mots écrits mais quelques-uns sont remplacés par des images, alors on complète, on lit à deux, un lit les mots, l’autre les dessins et hop, nous voilà dans la lecture.
Il y a des livres avec des bizarres mots, des mots fous ou tordus  et après le rire, nous cherchons ce qui pourrait aller.  Ou bien nous aussi, on tord les mots, on les découpe, on les recolle en liberté. Et notre cerveau devient flexible.
Voici aussi les « cadavres exquis » où vous composez (pas à l’infini mais presque !) des animaux extraordinaires, des noms savoureux avec des syllabes ou des phrases absurdes ou inédites. Cela va de 6 à 100 000 possibilités selon les livres (et plus avec Cent mille milliards de poèmes de Queneau). Et là, on met en évidence la liberté qu’offre le langage…
dans-le-jardin-des-reines-180x180Quelques histoires (Crazy canard, Dans le jardin des reines) sont remplies de rimes, elles chantent, on les écoute, et on travaille les sons.
Les recueils de poèmes (minuscules comme les « haikus » ou plus longs comme chez Claude Roy et des centaines d’autres !) et les « virelangues » (Dix dodus dindons) nous délient la langue mais aussi les joues, les lèvres et nous font plisser les yeux. Nos patients âgés les aiment beaucoup aussi. Et voilà pour l’articulation.
Un livre chez un orthophoniste c’est aussi grandiloquent, il se lit avec des gestes amples, des grimaces, une voix qui souligne une émotion, enfle ou murmure (grâce aux loups, aux monstres comme Le grand livre de tous les méchants dessiné par le génial Paul Lorky). Et on attise la curiosité, on suscite l’intérêt ou on apaise une anxiété et là, on communique !
Des livres nous transforment en héros, et hop, on choisit le chemin à suivre car lire c’est aussi choisir (comme dans L’ogresse).
Il était des foisD’autres encore nous offrent des points de vues différents (Il était des fois application inventive, ou pour les plus grands  les Exercices de style de Queneau, encore lui !), et c’est bien de comprendre l’autre…
Le grand roman, ce n’est pas souvent pour nos séances mais on le conseille, on le prête parfois. Et on en parle, surtout si l’orthophoniste ne l’a pas lu ! Ou l’a oublié 😉
— Tu me racontes ?
Il arrive aussi qu’un livre soit lu à plusieurs voix, à deux entre nous, mais aussi avec le papa ou la maman pour que le travail engagé se poursuive à la maison. C’est de la « guidance » parentale.
Un livre qui marche en séance est un livre qui passionne.
La technologie nous offre de nouvelles possibilités avec de surprenantes histoires sur les ordinateurs et maintenant les tablettes. Et la plus petite histoire prend une nouvelle dimension (sa police de caractères aussi d’ailleurs). Ma-petite-fabrique-a-histoires
Les animations donnent du sens au texte, soutiennent l’intérêt du lecteur et l’amènent à persévérer malgré les multiples obstacles que représentent les mots écrits pour certains.
Et nous pouvons créer ensuite un lien vers d’autres histoires, papier par exemple, et sourire de plaisir quand cela fonctionne.
Ou vers de l’écriture de textes comme Ma petite fabrique à histoires à la fois livre-papier et application et très vite livre-création.

A l’occasion de nos échanges suite à VendrediSouris, vous me parliez de l’application « Lil’Red » (que j’adore personnellement). Je rappelle que cette adaptation du petit chaperon rouge est dépourvue de texte, et n’utilise que les images pour les consignes, comment l’exploitez-vous ?

Lil'RedPas de mots ? Bien sûr que si, comme pour les livres sans texte : nos mots. Dans les bulles apparaissent des dessins, des pictogrammes. C’est du langage ! Très utilisé comme moyen de substitution pour la communication dans nombre de cas particuliers : quand les idées ne peuvent être exprimées par nos mots courants (ce que l’on appelle le verbal dans notre jargon) comme dans l’autisme, le handicap mental. Ou tout simplement quand ces mots tardent à venir comme dans la dysphasie.
On devine, on invente. C’est fou tout ce qui peut être dit dans une même bulle.

Il est souvent reproché aux éditeurs de ne pas suffisamment tenir compte des dysfonctionnements que vous évoquez dans l’élaboration de leurs livres et un récent article paru dans Actualitté, pointe du doigt le manque de moyens autour de la dyslexie. Qu’en pense l’orthophoniste ?

La lecture ce n’est pas que du déchiffrage, c’est avant tout du sens ! Malheureusement le déchiffrage est nécessaire pour accéder aux mots avant de les installer définitivement sur nos étagères cérébrales. Et là pour ces deux étapes, se posent parfois de gros obstacles comme dans la dyslexie. Alors une aide efficace, c’est avant tout la clarté, la netteté. Eviter les ambiguïtés, les yeux doivent respirer. Mais pas trop non plus, sinon on perd le fil. Tous les livres devraient être écrits ainsi, pour les dyslexiques, mais aussi pour l’attention fragile, les difficultés de repérage spatial, les yeux fatigués, la lumière déclinante, la presbytie… Les seuls cas autorisés aux fantaisies calligraphiques seraient alors les textes artistiques, poétiques, humoristiques…
Cela en laisse quelques-uns non ?
Alors une police dyslexie ?
Oui, elle est plutôt jolie. Mais pour TOUS !