14 | 11
2014

… et pas n’importe lequel puisqu’aujourd’hui, après notre orthophoniste experte, c’est Yann Leroux qui a accepté de répondre à mes questions. Un grand merci à lui !

Pour information cette interview s’est faite par téléphone.
Initialement, j’aurais aimé joindre l’enregistrement de nos échanges, mais sa trop mauvaise qualité m’en a dissuadée. Enfin, question de savoir avec qui on parle (pour les rares qui ne sauraient pas), j’ai trouvé sur France inter, une biographie synthétique de notre expert du jour.
« Psychanalyste, Yann Leroux s’intéresse aux mutations induites par le réseau internet et aux nouveaux modes de relation de soi à soi et de soi aux autres qui en émergent. Il explore les mondes numériques, attentif aux transformations et aux nouvelles possibilités qu’offre le réseau.  Il est aussi spécialisé dans les jeux vidéo. »

J’ajoute, avant de rentrer dans le vif du sujet, que le vendredi 28 novembre se tiendra au Salon du livre de Montreuil une rencontre professionnelle intitulée « From Paper to screen » avec deux tables rondes dont les sujets sont parfaitement raccords avec nos échanges. La première abordera la question des mécaniques narratives dans les univers ludiques « Arts du Récit : que peut nous apprendre le jeu vidéo ? ». Et la seconde « La pédagogie à l’école du jeu » s’intéressera aux serious games et autres propositions ludo-éducatives. J’espère avoir l’occasion de revenir dessus.

Les jeux vidéo, ça rend pas idiotMaintenant, à nous deux Monsieur Leroux !

Si La Souris Qui Raconte est loin de votre expertise, votre passage ici n’est pour autant pas hors sujet. Lorsque j’ai imaginé la création de La Souris Qui Raconte, j’avais en tête de proposer aux parents, une alternative culturelle aux jeux. De votre côté vous écrivez que « Les jeux ça rend pas idiot », comme si les deux média ne pouvaient coexister et qu’il faille, chacun de son côté, en justifier l’importance.

Totalement inculte en matière de jeux vidéo, et ne pouvant que constater son emprise sur les jeunes au détriment de la lecture, je me demande si la concurrence qu’exerce l’une sur l’autre existe « vraiment »  ou bien si elle le fruit de mon ignorance ?

Ce n’est pas une question d’ignorance ! Il est évident que plus l’on joue aux jeux vidéos moins on a de temps pour faire autre chose. Si l’on joue beaucoup aux jeux vidéo, on a moins de temps pour faire du vélo, on a moins de temps pour faire des bêtises, on a moins de temps pour lire la Comtesse de Ségur dans la collection Rouge et Or. Cela dit il faut aussi prendre en compte que les jeux vidéo ne sont pas uniquement des images qui se présentent à l’écran. En fonction des jeux, les enfants ont à lire des choses. Un jeu comme Pokémon par exemple comporte des blocs de textes et l’enfant doit lire ces blocs de texte pour progresser dans le jeu. Ce que les jeux vidéo savent faire de très intelligent c’est qu’il est possible de progresser dans le jeu sans porter une trop grande attention au texte. On peut avoir du plaisir à jouer sans lire l’histoire de Pokémon, mais si on lit le texte, le plaisir de jouer est encore plus grand. Ça marche comme une pyramide !

Best-Pokemon-Wallpapers

Ne croyez-vous pas que le temps passé à jouer ne détourne le lecteur potentiel d’un certain enrichissement culturel ? Qu’en est-il de la pratique de la lecture  dans ce contexte ?

Le travail des enfants d’aujourd’hui est plus complexe que celui que nous avions à faire. Lorsque l’on était petit vous et moi, le travail que l’on avait à faire était un travail d’apprentissage de la lecture. On apprenait à lire, ensuite on apprenait à goûter des livres, à aimer certains types de livres à en détester d’autres, à pouvoir en faire un commentaire critique, à en discuter avec les copains. Les enfants d’aujourd’hui ont ce travail à faire aussi, c’est pas parce qu’il y a des jeux vidéo que le livre est mort, le livre reste et restera encore, ils ont donc à faire ce travail là, et en plus ils ont à faire un travail similaire avec les medias numériques. Ce que les parents peuvent faire, c’est de se servir des jeux vidéo comme tremplin pour aller vers la lecture. Si un enfant est fan des Pokémon sur sa Nintendo DS il faut lui acheter des livres qui parlent des Pokémon, l’encyclopédie des Pokémon… ainsi l’enfant partira des jeux vidéo et ira vers le livre.
Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, il y a deux types de compétences que les enfants doivent apprendre. Ils doivent apprendre les compétences littéraires de base et ce qu’on appelle les littératies numériques. C’est à dire comment on manipule les objets numériques,  comment être à l’aise avec la culture numérique, comment trier les informations, les hiérarchiser, etc. Il ne faut pas les mettre en opposition, ce sont des emboîtements, il faut d’abord mettre en place le socle de la lecture parce qu’un jeu vidéo ça se lit, une image se lit aussi, et puis là-dessus construire les compétences numériques.

Si l’on parle couramment de l’addiction au jeu, c’est un « diagnostic » assez rare pour la lecture. Pourquoi dérange-t-elle dans un cas et pas dans l’autre ?

Il est nécessaire de faire un peu de pédagogie là ! En fait c’est comme une espèce de delta ou la psychologie populaire rencontre la psychologie scientifique. C’est très beau les deltas, il y a des mangroves, c’est formidable, il y a plein de petites bestioles, mais on n’y voit pas très clair ! L’addiction au jeu vidéo existe dans la culture populaire, dans la psychologie populaire, en aucun cas elle n’existe dans la psychologie scientifique. Même dans les textes de psychologues, certains vont parler d’accros, d’addicts, etc., ce sont des mots qu’on ne trouve pas dans un dictionnaire de psychologie. Dans un dictionnaire de psychologie vous trouvez addiction mais vous ne trouvez pas « être accro » à quoi que ce soit.
Je ne suis pas du tout certain que la passion, puisque c’est de cela dont il s’agit, que certains ont vis-à-vis des jeux vidéo, n’existe pas aussi vis-à-vis des livres. Si je m’en réfère à ma simple expérience, j’ai passé des après-midi entières  plongé dans des Bob Morane, et les tunnels dans lesquels je rentrais étaient exactement les mêmes que les tunnels dans lesquels je suis rentré quand j’ai joué des années plus tard à des jeux vidéo.
La société, ou au moins une partie de la société, regarde d’un très mauvais œil le jeu vidéo et d’un très bon œil les livres.
La même expérience immersive qu’un joueur d’échecs aura (parce que j’ai joué aux échecs aussi, ce sont les mêmes enveloppements, les mêmes fermetures) ou qu’un passionné de lecture aura avec Proust ou SAS sera regardé de façon relativement positive, alors qu’on aura des froncements de sourcils pour quelqu’un qui joue aux jeux vidéo. C’est parce que la société a construit les jeux vidéo comme nécessairement problématiques. Mais ça ne reste qu’une construction sociale !

Vous dites que les jeux sont une manière d’apprivoiser le futur. Comment ?

Je pense que les jeux vidéo nous ont aidés à apprivoiser tout un ensemble de choses qui sont utiles pour le futur. En premier lieu, ça vous met en contact avec des machines. C’était peut-être plus apparent au début des jeux vidéo parce que les machines avec lesquelles on jouait étaient tout sauf sexy. Il fallait vraiment s’en approcher, apprendre à interagir et à communiquer avec elles, parce qu’elles n’étaient pas faites pour jouer. Maintenant c’est un peu différent. Ça a toujours cette fonction je pense, parce que de façon évidente nous serons de plus en plus confrontés à des machines dans notre environnement quotidien, qu’il s’agisse du travail ou du divertissement. Ces machines vont être des machines physiques comme les iPhone que l’on trimbale dans nos poches et dans nos sacs, ça va être aussi des machines logicielles, des robots. On voit passer des publicités, on les entend à la radio ou à la télé, on entend une dame qui appelle son robot pour lui demander de modifier la température de son appartement pour sept heures du soir. Ces robots seront courants je pense dans quelques temps. Ces machines à l’intelligence artificielle on les croise dans les jeux vidéo. On apprend à communiquer avec elles, on apprend leurs limites. Je pense que quelqu’un qui aura eu l’habitude de discuter avec les intelligences artificielles dans les jeux vidéo aura moins tendance à idéaliser ces intelligences artificielles, saura que ce ne sont que des robots (entendez programmes informatiques) quelque soit l’attrait ou l’intelligence avec laquelle ils se présentent, et il sera donc amené à les traiter comme ils doivent être traités, c’est-à-dire comme des outils. Alors que d’autres, qui n’ont pas eu cette proximité, auront malheureusement, je pense, plutôt tendance à les idéaliser voire les idolâtrer.
Il y a aussi toute une série d’apprentissages, parce que quand on joue aux jeux vidéo on a tôt ou tard envie de mettre les mains dans le moteur. On essaye de modifier des choses… Certains vont jusqu’à éditer les programmes de jeu pour gagner des vies supplémentaires. Ce côté bricoleur, je pense, est très utile parce que ça construit des citoyens de demain qui ne sont pas simplement des utilisateurs. L’utilisateur lambda on lui donne un programme, il l’utilise et ça  s’arrête là. Ces programmes-là, on sait que sont des brèches potentielles dans la vie privée des individus par exemple. On sait que les grandes sociétés, de Google à Microsoft en passant par Apple, utilisent massivement les données que nous produisons tout aussi massivement. Donc, il est bien, dans notre société, d’avoir quelques personnes qui ouvrent ces boîtes et qui regardent ce qu’il y a dedans en nous proposant des modèles alternatifs et en envoyant des alertes ! Ces utilisateurs de demain, ce sont les joueurs de jeux vidéo d’aujourd’hui, qui ont 10 -11 ans et qui se disent « mais pourquoi quand j’appuie là, est-ce que Mario saute ? Quelle boucle de programme active cela ? »

Le jeu, porté par l’engouement de toutes sortes de consoles, était présent sur le marché du numérique bien avant l’arrivée des tablettes, qu’en est-il aujourd’hui ?

Les jeux sur tablettes modifient assez considérablement l’expérience du jeu vidéo. En fait, ceux qui aiment les livres devraient aimer les premiers jeux vidéo parce que ceux-là pouvaient provoquer une immersion assez semblable aux longues lectures dans lesquelles on s’embarquait ! Avec la tablette, on a une expérience de jeu qui est souvent diffractée. L’exemple type c’est Candy Crush Saga. Vous jouez 45 secondes, vous pouvez arrêter et reprendre le jeu le lendemain ou trois semaines après. Dans un jeu vidéo « hardcore » des années 80, une fois qu’on est engagé dans le jeu il faut continuer. C’est donc une nouvelle expérience de jeu qui se surajoute aux expériences de jeu que l’on avait précédemment, une expérience qui est plus hypertextuelle, pour employer un mot de l’analyse littéraire, ça ajoute une expérience supplémentaire.

Candy Crush Saga

Pour terminer, croyez-vous en l’avenir de la lecture en tant qu’apport culturel, ou bien d’autres cultures sont-elles en train d’émerger ?

Très probablement ! Avant quand on était lecteur, on était au pied d’une immense statue qui représentait l’auteur. Le texte était un bloc et rien ne pouvait être changé. Maintenant quand on est lecteur, la statue de l’auteur est déjà beaucoup plus petite, tout simplement parce qu’on peut lui envoyer un message, aller sur sa page Facebook, discuter avec lui. Et puis on a souvent l’expérience d’être soi-même un auteur. Peut-être qu’on n’écrit pas tous des textes aussi grands que ceux de Barthes ou de Freud, mais tout le monde a pris l’habitude d’écrire. Donc je crois en effet que ça change la culture. La culture avec un grand C à laquelle nous avons été formés est basée sur l’unicité de l’auteur, et sur le fait que ce qui est écrit doit rester à jamais écrit de cette façon-là. Maintenant on est face à quelque chose d’autre, les écrits se multiplient, ils se succèdent. Chaque écrit repousse l’autre, on peut avoir une mémoire un peu plus courte, et surtout ils sont liés les uns aux autres par l’hypertexte. Pour paraphraser Victor Hugo « Ceci ne tuera pas cela » l’écriture numérique ne tuera pas l’écriture du papier. On a encore besoin du papier, ne serait-ce que pour les mémoires très longues puisque si vous cherchez un texte qui a été écrit sur le Web il y a 15 ans ou même six mois sur Facebook, vous aurez la plus grande peine à le trouver, alors qu’on a des textes de plusieurs centaines d’années qui sont les garants de la mémoire de l’humanité. En numérique on peine à avoir cela. Il y a déjà des initiatives dans ce sens comme le site archive.org qui archive le plus qu’il peut de l’Internet, mais je serais franchement plus rassuré si des grandes institutions comme l’Unesco ou l’ONU s’intéressaient à la mémoire de l’humanité et à la mémoire spécifique que l’humanité est en train de construire sur le réseau.

Un très grand merci encore Yann ! Cet échange, s’il ne me rassure pas sur l’avenir de la lecture, ouvre d’autres réflexions sur les mutations qui s’opèrent et dont nos jeunes seront les acteurs de demain.


Commentaire sur

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *